SEPT
La porte était une simple feuille de blindage en alliage gris de six mètres de large sur dix de haut. Des glisseurs antigrav à chaque bout étaient montés sur des rails dans la surface intérieure des tours de vingt-deux mètres, surmontées de robots sentinelles. Si on se tenait assez près du métal gris, on entendait le grattement continu des barbelés autonomes de l’autre côté.
Les volontaires au ramassage de Kurumaya se tenaient en petits groupes devant la porte, leurs conversations à voix basse entrecoupées de grandes fanfaronnades. Comme Sylvie l’avait prédit, la plupart étaient jeunes et sans expérience, deux aspects rendus évidents par le peu d’aisance qu’ils mettaient à préparer leur attirail et la façon dont ils regardaient autour d’eux. Leur matériel n’était pas très impressionnant. Leurs armes semblaient sortir de surplus militaires obsolètes, et ils ne devaient pas avoir plus d’une dizaine de véhicules – qui transporteraient peut-être la moitié de la cinquantaine de déClass présents. Certains n’étaient même pas antigrav. Apparemment, les autres feraient le balayage à pied.
Les têtes de contrôle étaient rares.
— C’est comme ça que ça marche, a dit Kiyoka presque avec tendresse.
Elle s’est appuyée sur le nez du rampeur grav que je pilotais. Le petit véhicule a oscillé sous le poids, et j’ai poussé le champ stationnaire pour compenser.
— Tu vois, la plupart des têtards n’ont pas d’argent, ils arrivent presque sans système. Ils essaient de gagner de quoi payer leurs améliorations avec du ramassage et peut-être une ou deux primes faciles en bordure de chez Annette. S’ils ont de la chance, ils font du bon travail et quelqu’un les remarque. Une équipe les engage après avoir eu des pertes.
— Et sinon ?
— Sinon, ils vont se faire pousser les cheveux. (Lazlo a souri depuis une des nasses d’un des deux autres rampeurs, où il farfouillait.) Pas vrai, capitaine ?
— Ouais, c’est ça.
Il y avait de l’amertume dans la voix de Sylvie. Près du troisième rampeur, avec Orr à côté d’elle, elle essayait une fois de plus de faire passer Jad pour un être vivant, et on voyait que ça lui coûtait. Moi-même, ça ne m’amusait pas tellement. On avait fait monter la déClass morte sur un des rampeurs, mais piloter le véhicule à distance de cette manière aurait été trop difficile : Jad était canonnière derrière moi. Ç’aurait été plutôt étrange si j’avais démonté pendant qu’elle restait perchée. Donc, je restais aussi à bord. Sylvie avait installé le corps pour qu’elle passe un bras sur mon épaule, et que l’autre main se mette sur ma cuisse. De temps en temps, Jadwiga tournait la tête et ses traits inexpressifs se tordaient en un semblant de sourire. J’essayais de rester détendu.
— N’écoute pas Laz, m’a conseillé Kiyoka. Il n’y aura pas un sur vingt de ces bleusailles qui pourra arriver au contrôle. Bien sûr, ils pourraient se faire brancher des trucs dans la tête, mais ils deviendraient fous.
— Ouais, comme notre capitaine.
Lazlo a fini de charger la nasse, l’a refermée et a fait le tour pour regarder l’autre.
— Voilà ce qui se passe, a continué Kiyoka avec patience. On cherche quelqu’un qui peut tenir le coup, et on forme une co-op. On met les fonds en commun jusqu’à ce qu’on puisse leur payer les cheveux, plus un branchement de base pour les autres. Et c’est parti. Nouvelle équipe. Qu’est-ce que tu regardes ?
Ça, elle l’avait demandé à un jeune déClass qui s’était approché pour jeter un œil rêveur sur les rampeurs grav et l’équipement qu’ils embarquaient. Il a reculé un peu en entendant Kiyoka, mais il a gardé la même expression d’enfant.
— Modèle Dracul, c’est ça ?
— Exact. (Kiyoka a tapé des phalanges sur la carapace.) Dracul 41, sorti des usines de Millsport il y a trois mois, et tout ce que tu as entendu dire à leur sujet est vrai. Réacteurs masqués, IEM et batteries de rayons à particules montées en interne. Bouclier à réponse fluide, systèmes intelligents Nuhnovic intégrés. Tout ce dont on a besoin, on l’a.
Jadwiga a tourné la tête dans la direction du jeune déClass et j’ai deviné que sa bouche s’essayait de nouveau à son sourire. Sa main a quitté mon épaule pour suivre mon flanc. Je me suis un peu déplacé sur le siège.
— Ça coûte combien ? a demandé notre nouveau fan.
Derrière lui, une petite foule d’amateurs de mécanique se rassemblait.
— Plus que vous gagnerez cette année, a lancé Kiyoka. Les options de base sont à partir de cent vingt mille. Et ça, c’est tout sauf la base…
Le jeune déClass s’est approché de quelques pas.
— Je peux…
— Non, tu ne peux pas, ai-je répondu en lui lançant un sale regard. Celui-ci, c’est le mien.
— Viens par là, petit, a dit Lazlo en tapant sur la carapace du rampeur qu’il bricolait. Laisse donc les tourtereaux – ils sont tous les deux trop défoncés pour être polis. Je vais te montrer ma bécane. Comme ça, tu auras un rêve pour la prochaine saison.
Rires. Le petit groupe de têtards s’est approché sur cette invitation. J’ai échangé un regard soulagé avec Kiyoka. Jad a reposé la main sur ma cuisse et appuyé la tête sur mon épaule. J’ai regardé Sylvie d’un air mauvais. Derrière nous, un système de sono s’est éclairci la voix.
— Ouverture des portes dans cinq minutes, mesdames et messieurs. Vérifiez vos émetteurs.
Gémissement des moteurs grav, léger raclement de rails mal alignés. La porte s’est soulevée par à-coups au sommet de ses vingt mètres, et les déClass se sont avancés, avec les moyens que permettaient leurs finances. Les barbelés autonomes se sont écartés du champ que projetaient nos émetteurs, se dressant en haies plus hautes que nous. Nous avancions dans une clairière ouverte dans cette forêt ondulante digne d’un mauvais rêve au take.
Un peu plus loin, les blocs araignées se sont écartés sur leurs articulations multiples en détectant l’approche des champs. Quand nous sommes arrivés plus près, ils ont soulevé leur corps polyèdre massif et se sont écartés en une imitation inversée de leur programmation, intercepter et écraser. J’ai traversé avec prudence. Une nuit, sur Hun Home, je m’étais assis entre les fortifications du palais Kwan et j’avais écouté les cris tandis que ces machines éliminaient toute une ligne d’assaut de techninjas insurgés. Malgré leur masse et leur intelligence très limitée, il ne leur avait pas fallu longtemps.
Quinze minutes de progression plus que prudente plus tard, nous avons quitté le périmètre de défense et nous sommes déversés en désordre dans les rues de Rava. La surface des quais a cédé la place à des passages encombrés de gravats et des immeubles d’appartements intacts, sur vingt étages en moyenne. Le style était l’utilitaire standard des années de Colonisation. Aussi près de la mer, les logements servaient au port naissant, et on ne pensait pas à l’esthétique. Des rangées d’étroites fenêtres en retrait braquaient leur regard myope sur la mer. Les murs de béton inusable brut étaient couturés par les bombardements et les siècles sans entretien. Des taches de lichen gris-bleu marquaient les endroits où la protection antibiotique avait cédé.
Un soleil fade traversait les nuages et filtrait dans les rues. Le vent fort venu de l’estuaire semblait nous pousser vers l’avant. J’ai jeté un coup d’œil en arrière : les barbelés autonomes et les blocs araignées s’étaient refermés comme une blessure qui cicatrise.
— Autant y aller, hein. (La voix de Sylvie, à mon épaule. Orr avait monté l’autre rampeur, en parallèle, et la tête de contrôle était assise derrière lui, dodelinant de toutes parts comme si elle cherchait une odeur. Les déClass se sont tournés vers le son comme une meute de chiens de chasse excités.) OK les amis, écoutez bien. Sans vouloir avoir l’air de prendre le commandement… (Elle s’est éclairci la voix. Murmure.) Mais quelqu’un, et si pas moi alors… (Autre toussotement.) Il faut que quelqu’un fasse quelque chose. Ce n’est pas un exercice de, de… (Elle a secoué la tête. Sa voix a pris de la force, et a recommencé à résonner sur les murs.) Ce n’est pas un putain de rêve masturbatoire politique pour lequel on se bat, ce sont les faits. Ceux qui ont le pouvoir forment leurs alliances, ils ont montré leurs allégeances ou leur refus d’allégeance, ils ont fait leur choix. Et à ce moment, nos propres choix nous ont été retirés. Je ne veux pas… je ne veux pas…
Elle s’est étranglée. A baissé la tête.
Les déClass restaient immobiles, attendaient. Jadwiga s’est affaissée contre mon dos, puis a commencé à glisser du siège de tourelle. J’ai tendu un bras en arrière pour l’arrêter. Sourcillé quand la douleur a traversé la doublure fine des analgésiques. Et j’ai soufflé entre mes dents serrées pour couvrir l’espace entre Sylvie et moi.
— Sylvie. Putain, reprends-toi. On fout le camp. (Elle m’a regardé derrière ses cheveux en désordre, et elle a mis très longtemps à me reconnaître.) Reprends-toi.
Je m’étais radouci. Elle a frissonné, s’est redressée, et a levé un bras.
— De politique, a-t-elle terminé, et les équipages qui attendaient ont ri. On ne vient pas là pour ça, mesdames et messieurs. Je me rends compte que je ne suis pas la seule chevelue parmi nous, mais j’ai sans doute plus d’expérience que les autres. Pour ceux d’entre vous qui ne savent pas trop comment faire, voici ce que je suggère. Une configuration de fouille radiale, avec bifurcation à tous les carrefours jusqu’à ce que chaque équipe motorisée ait sa propre rue. Les autres peuvent suivre s’ils veulent, mais je serais d’avis d’être moins d’une demi-douzaine dans chaque file de fouille. Les équipes motorisées ouvrent la voie dans chaque rue. Ceux qui ont la malchance d’être à pied fouillent les immeubles. Une longue pause à chaque immeuble. Les motorisés, ne prenez pas d’avance. Les types à l’intérieur peuvent appeler les motorisés pour n’importe quel genre d’activité qui pourrait être minmil. N’importe laquelle.
— Ouais, et la prime ? a crié quelqu’un.
Murmure croissant d’assentiment.
— Ce que j’abats, c’est à moi, je ne le partage pas, a lancé un autre aussi fort.
Sylvie a hoché la tête. Sa voix amplifiée a écrasé les contestations.
— Vous allez vous rendre compte qu’une déClass réussie comporte trois étapes. D’abord, vous descendez vos minmils. Ensuite, vous appelez pour faire enregistrer la proie. Après, il faut encore vivre assez longtemps pour rentrer à la base et toucher l’argent. Ces dernières phases sont particulièrement difficiles si vous êtes étendu dans la rue avec les tripes à l’air et sans votre tête. Ce qui arrivera certainement si vous essayez de prendre un nid de karakuri sans aide. Le mot équipe a certaines connotations. Ceux d’entre vous qui aspirent à en intégrer une un jour devraient y réfléchir.
Le bruit est retombé. Derrière moi, le corps de Jadwiga s’est redressé, et mon bras s’est détendu. Sylvie a regardé son public.
— Bon. L’arrangement en étoile va nous disperser assez rapidement, alors gardez toujours votre logiciel de carto en ligne. Marquez les rues quand vous avez fini. Restez en contact les uns avec les autres, et préparez-vous à revenir en arrière pour couvrir les interstices à mesure que le schéma de couverture s’ouvre. Si vous laissez une faille, ils la verront, et ils l’utiliseront.
— S’ils sont là, a dit quelqu’un d’autre dans la foule.
— S’ils sont là, a admis Sylvie. On le saura bien assez vite. Bienvenue à New Hok. Bon. Et maintenant, est-ce que quelqu’un a quelque chose de constructif à ajouter ?
Sylvie s’est redressée et a regardé autour d’elle. Silence. Quelques traînements de pieds. Elle a souri.
— Bien. Alors en route. Fouille radiale, comme convenu. Scanners en marche !
Un cri sauvage a retenti, sous la forêt de poings et d’armes brandies. Un crétin a tiré un bolt de blaster en l’air. Des jappements ont suivi, un enthousiasme volcanique.
— … leur niquer la gueule aux minmils…
— On va en faire une pile, mec, une vraie pile !
— Drava, gare à ton cul, nous voilà !
Kiyoka est remontée sur mon autre flanc et m’a fait un clin d’œil.
— Ils vont avoir besoin de tout ça, a-t-elle dit. Et même plus. Tu vas voir.
Une heure après, je voyais.
C’est un travail lent et frustrant. On avance de cinquante mètres à un pas de gelée toilée, on contourne les débris et les épaves. On regarde le scan. On s’arrête. On attend que les piétons traversent les immeubles de chaque côté de la rue et montent la vingtaine d’étage, toujours en traînant. On écoute leur transmission parasitée par les structures. On regarde le scan. On signale que l’immeuble est propre sur la carte. On attend que les piétons redescendent. On regarde le scan. On repart, pour encore cinquante mètres. On regarde le scan. On s’arrête.
On n’a rien trouvé.
Le soleil luttait en vain contre les nuages. Au bout d’un moment, il s’est mis à pleuvoir.
On regarde le scan. On avance. On s’arrête.
— C’est pas ce qu’on dit dans les journaux, hein ? Trouvez l’aventure et la fortune dans le territoire perdu de New Hok. Apportez votre parapluie.
Kiyoka, assise à l’abri de la pluie derrière les écrans invisibles de son rampeur, a indiqué du menton les piétons qui disparaissaient derrière la dernière façade en date. Ils étaient déjà trempés et leur excitation avait presque disparu.
Assis derrière elle, Lazlo a souri et bâillé.
— Écrase, Ki. Il faut bien commencer.
Kiyoka s’est renfoncée dans son siège et a regardé par-dessus son épaule.
— Eh, Sylvie, encore combien de temps on va…
Sylvie a fait un geste, un autre de ces codes que j’avais vus après la fusillade contre Yukio. La concentration des Diplos m’a montré le frémissement de la paupière de Kiyoka quand elle a absorbé les données de sa tête de contrôle. Lazlo a opiné de la tête comme pour lui-même.
J’ai appuyé sur le communicateur qu’ils m’avaient donné comme ligne directe dans le crâne de la tête de contrôle.
— Il se passe quelque chose que je devrais savoir ?
— Nan, a répondu Orr, désinvolte. On te mettra au courant quand ce sera utile. Pas vrai, Sylvie ?
J’ai regardé la pilote.
— Sylvie ?
— C’est pas le moment, Micky, a-t-elle répondu avec un sourire timide.
On regarde le scan. On suit la rue trempée et endommagée. Les écrans des rampeurs forment des parapluies ovales et tremblants au-dessus de nos têtes. Les piétons jurent et se mouillent.
On n’a rien trouvé.
À midi, on avait avancé de quelques kilomètres dans la ville et la tension opérationnelle avait cédé le pas à l’ennui. Les équipes les plus proches étaient à une demi-douzaine de rues de chaque côté. Leurs véhicules apparaissaient sur l’équipement de carto en formations stationnaires lâches. Si on passait sur le canal général, on entendait les piétons grommeler pendant qu’ils montaient et descendaient les escaliers, toute trace de leur furie guerrière envolée.
— Oh, regardez, a grondé Orr.
L’allée qu’on suivait tournait à droite, et s’ouvrait immédiatement sur une place ronde bordée de terrasses façon pagodes. Elle était bloquée de l’autre côté par un temple à niveaux soutenu par des piliers en porte-à-faux largement espacés. Sur ce terrain découvert, la pluie faisait de grandes mares là où le sol avait subi des dégâts. À part la grosse carcasse écroulée d’un canon scorpion grillé, il n’y avait aucun abri.
— C’est celui qu’ils ont descendu hier ? ai-je demandé. Lazlo a secoué la tête.
— Nan, il est là depuis des années. Et puis, d’après ce que racontait Oishii, la nuit dernière, ils ne sont pas allés au-delà du châssis avant qu’on les grille. Celui-là, c’était une minmil autoprop en plein fonctionnement avant de crever.
Orr l’a regardé, sévère.
— Autant faire redescendre les têtards.
Sylvie a acquiescé. Sur le canal local, elle a fait sortir les nettoyeurs rapidement et les a rassemblés derrière les rampeurs. Ils ont essuyé la pluie sur leur visage et regardé la machine sur la place. Sylvie s’est levée à l’arrière de son engin. Elle a enclenché son haut-parleur.
— Bon, écoutez. Ça a l’air plutôt tranquille, mais on ne peut pas savoir. Donc, nouvelle formation. Les rampeurs traversent de l’autre côté et vérifient le premier niveau du temple. Disons dix minutes. Puis un des trois recule et forme un point de surveillance pendant que les deux autres remontent de chaque côté de la place. Quand ils sont revenus à l’abri, tout le monde traverse en chevron et les piétons montent vérifier les niveaux supérieurs du temple. Tout le monde a compris ?
Monosyllabes d’assentiment dans la foule. Ils s’en moquaient. Sylvie a opiné du chef pour elle-même.
— Ça ira. On y va. Scan !
Elle s’est rassise derrière Orr. Quand elle s’est penchée vers lui, j’ai vu ses lèvres bouger, mais l’enveloppe synthé n’était pas assez fine pour entendre ce qu’elle disait. Le murmure des propulseurs des rampeurs a augmenté, et Orr a ouvert la marche sur la place. Kiyoka s’est rangée en position de flanc gauche, j’ai donc pris le flanc droit.
Après l’étroitesse relative des rues encombrées de gravats, la place paraissait à la fois moins oppressante et plus vulnérable. L’air paraissait plus léger, la pluie moins intense. Sur le terrain découvert, les rampeurs ont pris de la vitesse. Il y avait une illusion de progression.
Et de risque.
Le conditionnement diplo qui réclamait mon attention. Des problèmes à l’horizon de ma perception. Quelque chose qui allait exploser.
Difficile de dire quels fragments de détails inconscients ont pu la déclencher, cette fois. L’intuition diplo est toujours capricieuse, et toute la ville me faisait penser à un piège depuis qu’on était sortis de la base.
Mais on n’ignore pas ce genre de truc.
On n’ignore pas un truc qui vous a sauvé la peau un demi-millier de fois, sur des mondes aussi éloignés et différents que Sharya et Adoracion. Quand il est câblé dans l’essence même de votre être, plus profond que vos souvenirs d’enfance.
Mes yeux effectuaient un scan périphérique constant le long de la pagode. Ma main droite était posée sur la console d’armement.
On arrivait au canon scorpion.
Presque à mi-chemin.
Là !
Une explosion d’équivalent-adrénaline, violente dans l’enveloppe synthé. Ma main se crispe sur les commandes des armes.
Non.
Juste des fleurs qui oscillent dans un parterre qui s’est frayé un chemin dans la carcasse du canon. Les gouttes de pluie frappent et font bouger les fleurs sur le ressort de leur tige.
J’ai repris ma respiration. Nous avons dépassé le canon scorpion et la moitié du chemin. J’ai gardé mon impression d’impact imminent. La voix de Sylvie a soufflé dans mon oreille.
— Ça va, Micky ?
— Ouais. (J’ai secoué la tête.) C’est rien.
Derrière moi, le corps de Jadwiga m’a serré d’un peu plus près.
Nous sommes arrivés dans l’ombre du temple sans incident. La maçonnerie anguleuse nous surplombait, attirant l’œil vers le haut, et les grandes statues de percussionnistes daiko. Les structures de soutien se dressaient de guingois, comme des piliers ivres fusionnés avec le sol vitrifié. La lumière arrivait par des ouvertures sur le côté, et la pluie par le toit crevé en rigoles incessantes au fond des ténèbres. Orr a fait avancer son rampeur à l’intérieur d’une façon qui me paraissait très imprudente.
— OK, ça ira, a dit Sylvie assez fort pour faire naître des échos. Grouillez-vous.
Elle s’est levée, s’est appuyée sur l’épaule d’Orr et s’est laissé tomber à terre.
Lazlo a sauté de l’arrière du rampeur et a rôdé un moment, apparemment pour étudier la structure du temple. Orr et Kiyoka se sont arrêtés pour démonter.
— Qu’est-ce qu’on…
Je me suis tu en sentant que le comlink dans mon oreille était mort. J’ai freiné, retiré l’oreillette et je l’ai regardée. Mon regard est retourné aux déClass et à ce qu’ils fabriquaient.
— Eh ! Quelqu’un veut bien me dire ce qui se passe, bordel ?
Kiyoka m’a lancé un sourire préoccupé en passant. Elle portait une ceinture à toilage avec assez de charges de démolition pour…
— Ne bouge pas, Micky, a-t-elle dit d’un ton décontracté. On a fini dans cinq minutes.
— Là, a dit Lazlo. Là. Et Là. Orr ?
Le géant a fait signe de l’autre côté de l’espace vide.
— En route. Les cartes comme tu pensais, Sylvie. Encore une ou deux, et hop.
Ils plaçaient les charges.
J’ai regardé la structure voûtée.
— Oh non. Oh non, putain, vous déconnez. (J’ai fait mine de descendre, et la poigne morte de Jadwiga s’est resserrée sur ma poitrine.) Sylvie !
Elle a levé les yeux du sac noir qu’elle avait posé à côté d’un pilier. Un affichage masqué montrait plusieurs colonnes de données multicolores, qui se déplaçaient au rythme de ses doigts sur les contrôles.
— Encore quelques minutes, Micky, c’est tout ce qu’il nous faut.
J’ai indiqué Jadwiga du pouce.
— Retire-moi ce putain de truc avant que je le casse en deux, Sylvie. Elle a soupiré et s’est relevée. Jadwiga m’a lâché et s’est affaissée. Je me suis retourné sur la selle pour la saisir avant qu’elle tombe à terre. Sylvie m’a rejoint à peu près au même moment. Elle a opiné du chef pour elle-même.
— OK. Tu veux te rendre utile ?
— Je veux savoir à quoi vous jouez.
— Plus tard. Pour l’instant, tu peux prendre le couteau que je t’ai donné à Tekitomura et exciser la pile de Jad. Apparemment, tu pourrais faire ça les yeux fermés, et je ne pense pas qu’un des gars de l’équipe ait très envie de s’en charger.
J’ai regardé la morte entre mes bras. Elle avait glissé tête la première, et les lentilles avaient glissé. Un œil mort a renvoyé la lumière.
— C’est maintenant que tu veux faire l’excision ?
— Oui, maintenant. (Sa tête a bougé pour contrôler un affichage rétinien. Le temps était compté.) Dans les trois prochaines minutes, parce qu’on n’a pas plus.
— Fini de mon côté ! a crié Orr.
Je suis descendu du rampeur et j’ai déposé Jadwiga sur le sol. Le couteau a sauté dans ma main comme si c’était sa place naturelle. J’ai découpé les vêtements à la nuque et écarté les couches pour arriver à la chair pâle. Puis j’ai activé la lame.
Dans le temple, les autres ont levé les yeux par réflexe en entendant ce bruit. J’ai soutenu leur regard. Ils se sont détournés.
Entre mes mains, le haut de la colonne vertébrale de Jad s’est délogé en deux incisions rapides et un bref coup de levier. L’odeur qui l’a accompagné n’était pas très agréable. J’ai essuyé le couteau sur ses vêtements et je l’ai rangé en examinant les vertèbres encrassées de chair que je tenais. Orr m’a rejoint à grandes enjambées et a tendu la main.
— Je la garde.
— Avec plaisir. Tiens.
— On est prêts. (Revenue à sa sacoche, Sylvie a refermé quelque chose avec un geste éloquent.) Ki, tu veux dire un mot ?
Kiyoka m’a rejoint, regardant le corps mutilé de Jad. Elle avait un œuf gris et lisse dans la main. Nous sommes tous restés silencieux, pendant ce qui m’a paru un long moment.
— Ki, on n’a pas beaucoup de temps, a soufflé Lazlo gentiment.
Kiyoka s’est agenouillée à côté de la tête de Jadwiga et a placé la grenade là où j’avais ouvert sa nuque. Quand elle s’est relevée, son visage était crispé.
Orr l’a prise par le bras avec douceur.
— Elle sera comme neuve.
— Bon, vous voulez bien m’expliquer, maintenant ?
— Bien sûr. (La tête de contrôle a désigné la sacoche du menton.) Clause d’évasion. Les datamines vont exploser dans quelques minutes, et flinguer les scans et les coms de tout le monde. Quelques minutes après, les trucs bruyants éclatent. Des morceaux de Jad un peu partout, puis la maison s’écroule. Et on disparaît. Par-derrière. Moteurs masqués, on peut surfer sur la vague IEM et quand les têtards auront récupéré leurs systèmes, on sera en périphérie, invisibles. Ils trouveront assez de morceaux de Jad pour croire qu’on a dérangé un nid de karakuri ou une bombe intelligente et qu’on s’est fait vaporiser dans l’explosion. Ce qui nous laisse libres, une fois de plus, comme on aime.
J’ai secoué la tête.
— C’est le pire plan que j’aie jamais entendu, putain. Et si…
— Eh, a coupé Orr. Si ça ne te plaît pas, tu peux rester ici.
— Pilote. (Lazlo, de nouveau, le visage tendu.) Au lieu d’en parler, on pourrait peut-être le faire, non ? D’ici deux minutes ? Qu’est-ce que vous en dites ?
— Ouais. (Kiyoka a lancé un regard au cadavre de Jadwiga et s’est détournée.) On fout le camp. Maintenant.
Sylvie a hoché la tête. Les Furtifs sont montés en selle et nous sommes partis en formation vers le bruit de l’eau qui tombait derrière le temple.
Personne n’a regardé en arrière.